Textes
Méditations sur l’éléphant
par Roswitha Schild, lic.phil.I, historienne d'art Elisabeth Strässle est une dessinatrice passionnée. De même qu’elle relie des points imaginaires sur la feuille, de même cherche-t-elle des relations entre les choses et, aussi, entre ces choses – ou expériences – et elle-même. Ce qui l’intéresse, elle se l’approprie selon une approche systématique. Cette appropriation se fait principalement par le dessin, mais aussi par la peinture (dans ses tableaux) et par la sculpture (dans ses figurines inspirées des actualités télévisées). Elle se concentre alors exclusivement sur cette seule et unique chose. Sa démarche est conceptuelle: elle définit son domaine d’investigation, mobilise des sources écrites ou matérielles, visite des musées, des archives ou des monuments, se fixe des règles en matière de technique, de supports, de durée, etc. Son travail de recherche vise à cerner l’essence des choses et, du même coup, celle de la création artistique elle-même. Pourquoi des éléphants? Si l’on se laisse imprégner, quand on est jeune, par nombre d’expériences que l’on ne choisit souvent pas, on tend, quand on avance en âge, à ne plus approfondir que les choses qui, du fait de leur récurrence, entrent en résonance avec sa propre existence. Lorsqu’en 1977, Elisabeth Strässle s’installa dans ce New York qui se révélerait si décisif pour elle, elle absorba littéralement la ville. A l’American Museum of Natural History, ce musée si riche et évocateur bordant Central Park West, elle suivit des cours du soir en «animal drawing». Elle n’oubliera jamais la liberté avec laquelle elle pouvait, de nuit, se mouvoir parmi les squelettes, les animaux empaillés et les autres artistes. Elle y dessina notamment des singes – un sujet qu’elle reprit une bonne trentaine d’années plus tard – mais pas d’éléphants. Elle visita toutefois, en 1977, la légendaire exposition de l’International Center of Photography de NYC, où étaient présentées les photographies d’éléphants agonisants ou morts, de squelettes et d’artefacts de Peter Beard. Avec ses images bouleversantes d’éléphants d’Afrique mourant ou déjà morts de faim, l’ouvrage de Beard «The End of the Game», paru pour la première fois en 1965, avait attiré l’attention du public mondial sur le rétrécissement de l’habitat naturel de ces géants gris doués d’entendement et de sentiments, et dénoncé la scélératesse des chasseurs d’ivoire blancs. Dix ans auparavant, Elisabeth Strässle avait fait la connaissance d’un autre pachyderme, dont elle se ressouvient aujourd’hui: l’«éléphant de Goethe», qu’elle avait vu pendant sa formation de créatrice de textiles, à l’occasion de la troisième ou quatrième «Documenta», au musée d’histoire naturelle de l’Ottoneum, tout près de la Friedrichsplatz à Kassel. En 1784, Goethe avait emprunté pour ses études sur l’os intermaxillaire – dans lequel on voyait, au XVIIIe siècle, une caractéristique distinctive entre l’animal et l’homme, jusqu’à ce que Goethe prouvât l’existence d’un tel os chez l’être humain (ce qui lui valut d’ailleurs de virulentes attaques) – le crâne de l’éléphant indien qui avait été offert en 1773, à l’âge de deux ans, comme cadeau de mariage au landgrave Frédéric II, et qui était mort d’un accident dans le parc de la Karlsaue. Les musées d’histoire naturelle ont toujours particulièrement intéressé Elisabeth Strässle. En effet, alors que les musées d’art se conforment souvent à l’esprit du temps dans le choix des œuvres exposées, les musées d’histoire naturelle répondent davantage à la logique interne des collections. Cette approche systématique plaît beaucoup à l’artiste. Certains de ses éléphants dessinés à la sanguine, au crayon ou au fusain, sont presque transparents: seul un délicat entrelacs de lignes suggère la structure du squelette. On pense un peu au «chef d’œuvre inconnu» du vieux maître Frenhofer, où le pied qui est seul resté reconnaissable au terme d’un travail de dix ans, suffit à donner au spectateur l’idée d’une beauté féminine radieuse, presque surnaturelle. On retrouve ici l’idée exprimée par Théophile Gautier, ami et conseiller de Balzac, selon laquelle il est dans la nature de l’art de voir son objet se volatiliser au moment de la réalisation. D’autres éléphants sont, eux, dessinés d’un trait ferme et opaque. L’artiste leur confère une solidité et une substance qui débordent presque la feuille, comme si elle avait posé une peau protectrice sur leur fragile intimité. En même temps, elle entretient un certain flou, qui donne à ces représentations quelque chose d’auratique. Après avoir lu «The End of the Game» de Beard, l’écrivain et réalisateur Romain Gary écrivait en 1966, dans sa «Lettre à l’éléphant»: «A mes yeux, monsieur et cher éléphant, vous représentez à la perfection tout ce qui est aujourd’hui menacé d’extinction au nom du progrès, de l’efficacité, du matérialisme intégral, d’une idéologie ou même de la raison [...].» Les images d’éléphants renvoient à quelque chose qui, bien au-delà de la représentation d’une espèce, nous touche et nous concerne tous. Roswitha Schild (traduction: Léo Biétry) |
Elisabeth Strässle
Exposition:
07. juin - 28. juin 2015 Vernissage: dimanche, 07. juin 2015, 15:30h |