Il existe pour l’instant deux petits volumes qui documentent, l’un, les gravures et les monumentaux dessins muraux de l’artiste et quelques tableaux qu’elle a produits jusqu’en 2015 et, l’autre, ses travaux de peinture de la période 2016-2018. On y voit souvent un lac sombre et des forêts rouge feu, avec des baigneurs qui s’amusent, mais aussi des gens un peu perdus, des masques, une éventuelle Madone avec son enfant dans les bras et un voile islamique sur la tête, des enfants qui jouent dans la neige avec, ici encore, des arbres rouges, ou une maison solitaire enneigée avec quatre probables habitants sur le toit, ou encore un homme au sourire amical avec un chien, à côté d’un âne portant une charretée d’un foin vert parsemé de fleurs rouges. On y voit aussi une femme assise, à nouveau coiffée d’un voile islamique, adossée à un arbre évoquant une croix et, à l’arrière-plan, un lac sombre aux reflets rouges, et l’on voit aussi quelque part des fugitifs traversant la frontière ou sauvés des eaux noires sur leur bateau, et une grand-mère qui sourit gaiement en portant un petit enfant. On tombe aussi sur l’artiste, le regard sévère, une couronne rayonnante sur sa poitrine nue, à côté d’un dessin montrant sa petite fille qui vient sans doute de naître, et qui semble s’absorber en elle-même. Sur l’une des premières pages de la publication la plus récente, on voit, au premier plan, un dur tronçon d’autoroute et, à l’arrière-plan – pour une fois en vert – une douce colline jurassienne dans la lumière du crépuscule avec, devant, une cabane sur laquelle on lit en capitales : BAD NEWS.
Dans ses dernières œuvres, l’artiste se voue à une figuration sommaire et expressionniste, iconique, emblématique, dans des couleurs intenses – beaucoup de rouge, avec aussi du bleu, du noir et du vert – et l’on observe dans les détails une grande expérience du dessin, en particulier dans les gravures. Le plus puissant, dans cet œuvre, ce sont les couleurs. L’artiste doit se servir d’une certaine représentation de l’effet spatial des couleurs, on les voit parfois disposées selon des axes, par exemple vert – rouge ou jaune – bleu. Cela produit sur les spectateurs/trices des effets pénétrants. Peu à peu, on comprend que l’on a affaire à une artiste qui tente de s’approcher en douceur, et par différentes voies, du cœur des questions existentielles. Toutes les théories imaginables sur le sens de la vie sont remises en question. C’est que l’art de la transfiguration plastique est une philosophie. Nul mépris de l’homme d’une clairvoyance maladive (Nietzsche), mais de délicates surfaces pour des questions profondes, « Present simple », « Ars et Sens », comme elle l’écrit sur son site Internet. C’est un art artificiel parfois moqueur, toujours sérieux, sans sublime, sans extravagances, où l’on ne fait que deviner les abîmes, dont on se tient à l’écart avec un goût plus raffiné pour la vie. Ou, comme le dit Stendhal : « Je ne blâme ni n’approuve, j’observe. » Ou Stefan Zweig (dans son admirable monographie sur le précédent) : « [...] rechercher la connaissance est pour lui un jeu, un sport, ce n’est que la joie de se connaître lui-même » (traduction d’Alzir Hella). Marquis ne décrit ni histoire universelle, ni histoire de l’art, ni société, ni politique, elle propose une « peinture humaine », sans désillusionnement mécanique (encore Zweig), mais avec plutôt le désir que quelque chose puisse malgré tout encore être sauvé. Sans froide épistémologie sont représentées, dans des tons rouges, des idylles incandescentes qui sont autant de monuments à l’élargissement porteur de confiance et d’espoir de notre conscience, des moments, des atmosphères, du temps retenu. « Le spectateur devient le témoin d’histoires dont il ne connaît ni le début ni la fin, et dans lesquelles il ne trouve aucun indice non plus quant à l’action » (Christine Burger, Balthus, catalogue d’exposition, Fondation Beyeler 2018). Du point de vue philosophique, il faut, pour comprendre cette peinture, penser au clivage entre Hegel et Marx. Point d’idéalisme épistémologique transcendantal, mais un matérialisme ontologique : ce qui est à voir. C’est « l’intention de la rhétorique de produire une attitude », dit Arthur Danto (in : The Tranfiguration of the Commonplace), selon qui « il est difficile d’imaginer un art qui ne vise pas à un certain effet et, partant, à une certaine transformation ou confirmation de la manière dont le monde est vu ». Les œuvres de Line Marquis sont des métaphores d’une telle intention. Ce qu’elle-même contesterait peut-être. En revanche, on se rend vite compte, quand on discute avec elle, que son œuvre recèle un monument de lucidité, de radicalité et d’élégance. Beat Selz, 25.09.2018 (traduction: Léo Biétry) |
Line Marquis
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