Pourquoi les peintres peignent-ils, et comment trouvent-ils leurs sujets ? Deux questions récurrentes. Heinzen est quelqu’un de très doué, qui pourrait faire beaucoup de choses et leur contraire, qui aurait pu devenir professeur, mais qui aurait alors été quelqu’un d’autre. Après avoir péniblement échoué à l’école publique, il trouve son salut dans une école privée où ils ne sont que trois, et obtient finalement une maturité fédérale. Comme cela lui est donné par son extraction, il se tourne d’abord vers la musique et fréquente la plus grande école de jazz de Suisse, à Lucerne, où il s’intéresse, en bon « hardware hacker », à la musique concrète et contemporaine, aux installations vidéo et aux nouveaux médias. En parallèle à cet art tendance, il se met assez tôt à peindre, et il est aujourd’hui artiste peintre. Heinzen trouve le monde extérieur si bizarre qu’il n’éprouve pas le besoin d’inventer d’autres images encore, les photographies disponibles partout sur Internet lui suffisent. Le fait même de peindre est plus important, c’est un mode de pensée ou, mieux peut-être, de pensée avant la pensée, de pensée inconsciente. Heinzen est synesthète, on pourrait, en référence à Stendhal, le qualifier d’égotiste, il traduit en peinture ce qu’il voit sur la photo. On pourrait considérer l’image photographique comme une partition que l’artiste transpose, avec toute sa virtuosité, en un original. La proximité de ce processus avec la musique est évidente. « Il faut thématiser la notion d’originalité, en corrélation avec le monde numérique et virtuel, et en étant conscient de toutes les formes qu’elle peut prendre » (Fischer, Der Bund, 4.2.2016). L’image qu’il a téléchargée en quelques secondes sur Internet, Heinzen la peint sept fois, en la méditant longuement, selon une technique par couches qui évoque la Renaissance flamande. Pendant qu’il peint, il écoute des conférences sur Youtube pour occuper le cortex et rendre les autres zones du cerveau disponibles pour le processus. L’artiste est alors dans le « flow », un état de parfait être-à-soi. Par rapport à la coquetterie – tellement dans l’air du temps – de l’art conceptuel, nous nous hissons ici sur les hauteurs de l’abstraction dadaïste. La conception qu’a Heinzen de l’image va bien au-delà de celle des arts plastiques. Elle n’englobe pas seulement les images réelles, mais aussi les sources d’images intérieures que sont le rêve, le souvenir et l’imagination. A l’heure actuelle, aucune discipline scientifique ne permet de cerner cette conception de façon satisfaisante. L’un des premiers à s’être intéressé au rapport entre texte, image et pensée est Walter Benjamin, qui peut être considéré comme le fondateur des sciences de l’image, de l’analyse des images du point de vue de leur influence sur la pensée et le comportement. Le travail de Heinzen apporte une contribution substantielle à ces questions, et pourrait aider à surmonter la résignation avec laquelle d’aucuns prophétisent depuis un certain temps – à l’encontre de l’expérience pratique – la fin de la peinture. Du grand art qui mérite d’être pris au sérieux, et que l’on ne peut apprécier que sur pièce. Venez !
Beat Selz, février 2016 (traduction : Léo Biétry)
Marco Nicolas Heinzen <La tyrannie des images> Peinture