«La peinture résistera-t-elle à la numérisation ?» Cycle de 4 expositions
« Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. » La Rochefoucauld
Le monde se transforme en un produit numérisé, et ce, depuis des décennies déjà. On ne s’en est longtemps pas rendu compte. L’informatisation a commencé voici 80 ans et, depuis, la capacité de calcul des ordinateurs a doublé tous les 18 mois (Moore). L’ultralibéralisme, qui a conduit à une formidable accumulation de puissance financière et à la ruine de la politique, est apparu voici plus de 40 ans (attribution du Prix Nobel à Milton Friedmann en 1976). C’est la fin de l’histoire, ainsi que certains l’affirmaient déjà il y a plus d’une vingtaine d’années (Francis Fukuyama, « The End of History and the Last Man », 1992). Et, en bonne logique, on annonce aussi la fin de la peinture – là encore depuis plus de 30 ans (Douglas Crimp, « The End of Painting », October, vol. 16, Art World Follies [Spring 1981], pp. 69-86). Aussi inconcevable que cela puisse paraître, le problème qui occupe sans doute le plus l’Humanité depuis ses débuts, à savoir la mort, ne sera peut-être plus avant la fin de ce siècle (!), selon de nombreux chercheurs, une question de mythologie ou de religion. Le transhumanisme la ramènera, grâce aux nano-, bio- et infotechnologies et aux neurosciences, du Ciel à la Terre (Luc Ferry, La révolution transhumaniste, Plon 2016). Au moment de l’invention du daguerréotype (1837), le premier procédé photographique, Paul Delaroche, le peintre d’histoire le plus en vue de l’époque, avait déjà décrété que la peinture était morte – à tout le moins pédante et dépassée. Après que la présumée défunte a, comme on le sait, parfaitement survécu et été plusieurs fois réinventée, les questions, depuis les années 1960, se multiplient néanmoins. Comme il se doit, le tournant que nous vivons se reflète dans l’art en vagues déferlantes. L’art d’avant-garde se pratiquait déjà au Bauhaus, et l’objet paradigmatique de Duchamp date de la même époque. Le design des biens de consommation a accédé au rang de catégorie esthétique. Warhol et Buren ont fait disparaître le geste pictural et, depuis les années 1960, les artistes ont libéré leurs œuvres des limites imposées par le cadre et cherché leur légitimation, non plus dans un quelconque langage esthétique établi, mais dans les mille variantes de la perception individuelle des spectateurs. La « peinture de l’expression personnelle » est qualifiée de marotte des forces conservatrices de la société, de « forma mentis » figée du rationnel et de l’irrationnel, de phénomène ancré dans le musée du XIXe siècle et l’évolution correspondante de l’histoire universitaire de l’art. Un environnement propice à la contemplation, l’effet inspirant des arts plastiques, l’idée même que ceux-ci possèdent une valeur esthétique, morale et historique, sont considérés comme relevant de l’idéalisme artistique (Lutz Hieber, Zur Aktualität von Douglas Crimp, Springer 2013) et mis au rebut comme esthétique de la vérité. Cette situation est bien illustrée par l’exposition, au CentrePasquArt de Bienne, du concours 2016 de la Fondation Aeschlimann Corti (Bernische Kunstgesellschaft), où, parmi les 19 candidats à celle qui se décrit comme « la plus importante bourse artistique privée du canton de Berne », trois seulement ont présenté des tableaux conventionnels, quoique d’une esthétique plutôt « hybride ». A tout le moins le panégyrique de l’une des lauréates parle-t-il encore de « mondes oniriques surréels », qui activent « de façon diffuse notre mémoire archaïque collective » et éveillent « des images et émotions intérieures » ! Quiconque entend défendre la peinture comme représentation valide de l’existence et de l’intelligence humaines fera bien de chercher des alliés. Par exemple Albert Camus, qui observait dans son « Discours de Stockholm » (10 décembre 1957, Prix Nobel de littérature) : « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. » Ou bien la Kunsthalle de Berne, où l’on pouvait lire, dans un texte non signé relatif à l’exposition d’Ull Hohn (printemps 2016) : « A une époque [les années 1990, n.d.a.] où la peinture était jugée à la fois peu discursive et par trop autoréférentielle, Hohn posait la question de savoir dans quelle mesure la peinture pouvait être rendue à la fois subjectivement esthétique et conceptuellement productive, et comment les conditions socio-historiques et une sensibilité et subjectivité pittoresco-matérielles pouvaient renvoyer les unes aux autres. » Ou encore l’archéologue Emmanuel Anati (Aux origines de l’art, Fayard 2003), qui, sur la base de son étude de la naissance de l’art, énonce 17 postulats relatifs aux processus cognitifs, dont le dernier dit : « L’art visuel permet d’identifier les aspects fondamentaux des dynamiques cognitives de l’homme » et, plus loin, « [...] le langage de l’art visuel deviendra plus universellement lisible et accessible. A 50'000 ans de distance, cette hypothèse, qui aurait été considérée comme une utopie il y a encore quelques années, ne semble pas impossible. » On ajoutera, en passant, que le vaste champ de la matérialité, du geste et de l’image suffit à conférer à la peinture une légitimité sur laquelle il n’est pas possible de s’arrêter ici plus longuement. Ainsi le cercle se referme-t-il : tant que le transhumanisme n’aura pas irréversiblement amélioré l’homme, nous serons en droit de considérer la transposition de matériaux en formes par un prolongement du système nerveux, dans ses versions supérieures, comme une émanation légitime de l’existence humaine. Ensuite seulement pourrons-nous, le cas échéant, y renoncer ! L’homme n’a jamais été simple, surtout pas depuis qu’il est sapiens. Sous quelque forme que ce soit, l’art reste une extériorisation, une expression de soi, un moyen de communication et une quête de la vérité cachée. La peinture s’inscrit sans contraintes ni hiatus dans la vaste palette des recherches artistiques. « La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante » (Albert Camus, op. cit.). Tout le reste n’est que mode, tendance.